Les tribulations de Guillaume Pelletier agent de
Nicolas-Noël Boutet dans le département de l’Ourthe. Il est juste que
le Français Nicolas Noël Boutet (1761-1833) soit considéré comme l’un
des plus grands maîtres armuriers de tous les temps. Il ne doit pas
cette réputation à une invention particulière car techniquement, il a
adopté des systèmes connus. Son mérite est
d’avoir dans son armurerie, un savoir-faire sophistiqué et une habileté
sans pareille en instaurant des critères qualitatifs d’une rare
exigence. Mais les
compétences professionnelles que l’ancien armurier de Louis XVI
possédait au plus haut degré, il eut aussi la chance de pouvoir les
mesurer officiellement au service de son protecteur, Napoléon Bonaparte. Boutet fut le
grand inspirateur et créateur du style « Empire » dans l’armurerie de
luxe et l’on sait que Napoléon entendait imposer sa marque sur tous les
aspects de la civilisation française qu'il avait modelé. Placé en 1793
comme « régisseur d’artiste » (c’est-à-dire directeur technique), à la
tête de la Manufacture de Versailles (1), Boutet fabriqua des armes
militaires et civiles dans ce nouvel atelier national. Le régime de
l'autorité étatique n'était cependant guère propice à la réussite
financière. Aussi, en 1803,
l'autorité étatique fut supprimée, Versailles devint une société et la
concession fut accordée pour 18 ans à Boutet. Jusqu'à la fin
de l'Empire, elle produisit des armes de guerre mais aussi de luxe :
pistolets, fusils, carabines et couteaux qui font encore l'admiration du
monde entier. Pour accomplir
sa mission, qui consistait notamment à fournir au chef de l'État
français une quantité d'armes devant servir de cadeaux diplomatiques ou
de récompenses honorifiques, le « régisseur artiste » fut autorisé en
1794, à recruter les meilleurs artisans, former et encadrer les recrues
ou recruter les ouvriers qui constituaient la force de l'atelier. Ainsi, profitant
de l'unification de l'ancienne principauté de Liège en «une et
indivisible république» le 27 juillet 1794, Boutet engagea de nombreux
armuriers de cette région, qui se rendirent à Versailles pour apprendre
les méthodes et les nouvelles manières de faire de la France. Le fait est
généralement connu, bien que les informations manquent sur l'émigration
temporaire ou définitive de la main-d'œuvre liégeoise. Un des effets de
ce mouvement fut la pénétration du style officiel français sur les bords
de Meuse. Il n'y a qu'à
voir les armes des principaux fabricants liégeois sous l'Empire,
Berleur, Pecklers, Lambert dit Biron, pour apprécier l'influence de
l'école de Boutet. Ce que l'on sait
moins, au contraire, ce sont les tentatives illégales de ce dernier de
tirer plus tard, à son profit, le travail d'armurerie de l'industrie
liégeoise alors même que cette dernière avait été organisée sur place en
entreprise gouvernementale autonome. L'abondance
relative de documents, datant de l'administration française (1794-1814),
conservés à Liège et à Paris, éclaire cet épisode ignoré de l'histoire
industrielle (2). On sait que la
production d'armes légères militaires s'est progressivement instaurée
sous la République et l'Empire français dans un monopole d'État qui
s'exerçait dans les centres d'armuriers héritiers d'une ancienne
manufacture ou disposant d'une main d'œuvre qualifiée traditionnelle. Ce sont
Versailles, Saint-Etienne, Tulle, Maubeuge, Charleville, Mutzig, Roanne,
Klingenthall pour les couteaux ainsi que Liège, Culembourg (Pays-Bas) et
Turin. Les ouvriers,
qui travaillaient habituellement à domicile, étaient placés sous la
surveillance d'un officier d'artillerie, chargé de faire respecter les
normes officielles de production, et sous la direction d'un entrepreneur
financier qui engageait la main-d'œuvre et effectuait les
investissements en matériaux et outils, moyennant la perception d'une
commission. A Liège, une
«Manufacture nationale d'armes de guerre» fut fondée en 1799 par l'homme
d'affaires Jean Gosuin. Dans un premier
temps, les autres fabricants conservèrent également le droit de fournir
des armes à la République, mais malgré leurs protestations répétées,
Gosuin s'associa à son fils, en obtint le monopole le 24 mars 1801 pour
une durée de six ans. Ce régime de la
manufacture par privilège exclusif supprimait toute concurrence en
faveur de Gosuin et lui assurait des commandes pour l'État à prix fixes. Nous ne nous
étendrons pas sur les effets de ce système et son efficacité, déjà
évoqués ailleurs (3). Nous nous
proposons de nous attacher aux aspects les plus cachés de la gestion de
cette entreprise. C'est en 1804
que Nicolas Noël Boutet intervient pour la première fois à la
Manufacture (devenue Impériale) d'Armes de Liège. En effet, le 22
septembre de cette année, sans attendre l'expiration de son contrat
jusqu'en 1807 avec le Ministère de la Guerre, l'homme d'affaires Jean
Gosuin sous-loue secrètement pour neuf ans, bâtiments et outillages de
la manufacture, propriété du célèbre "manager d'artiste" Versailles. Ils conviennent
pour la forme, de laisser l'affaire sous le nom de Gosuin jusqu'à
l'expiration du contrat légal. Puis N.N. Boutet
nommera son fils Pierre Nicolas (1789-1816). Boutet, qui agit
à distance, met à la tête de l'entreprise versaillaise de trente ans,
Guillaume Pelletier, comme chef de production. Celui-ci prend
ses fonctions à Liège le 25 octobre 1804 et s'installe avec sa femme et
ses enfants au premier étage du siège de la "recette" de la Manufacture,
quai Saint-Léonard. Initialement
Boutet s'était allié avec un certain Cormeré, partageant avec lui
l'acompte et les bénéfices. L'accord fut de
courte durée : il prit fin en septembre 1805 après que cet associé se
fut brouillé avec l'officier d'artillerie qui assurait les fonctions de
la fabrique. Cormeré fut
remboursé et démis de ses fonctions définitivement. Le 23 du même
mois, Boutet fonde une nouvelle société sous le nom de : «Boutet et fils
et compagnie». Le capital est
de 300 000 francs, divisé en treize actions partagées par les deux
associés fondateurs : Cornut de la Fontaine et Blondel de Latte, qui est
désigné comme administrateur et responsable à Paris de la liaison de la
firme. Pelletier,
confirmé comme «directeur général des travaux», entretient de bonnes
relations avec Blondel de Latte. La situation se
détériore cependant lorsqu'il quitte la société en avril 1806 pour des
raisons inconnues, et le poste de directeur passe à Cornut de la
Fontaine. Ce dernier
s'appuie sur un certain Laval, qui travaille à Liège comme «comptable et
teneur de livres» de la fabrique et supporte mal la tutelle de
Pelletier. Le 19 juin,
Boutet se présente à la fabrique accompagné d'un représentant autorisé
de Cornut, Saint-Julien, qui offre des encouragements à Laval, lui donne
une gratification, considérable à l'époque, de 500 francs mais ne cache
pas son hostilité envers le chef de la fabrication. Pelletier le lui
rend et n’hésitera pas à dire de lui qu’il «s’imagine probablement être
comme au temps où il s’appelait Julien, président du Comité
révolutionnaire» et qu’il «est devenu saint depuis que nous avons un
souverain» (c’est-à-dire de l’Empire). Peu après,
Cornut de la Fontaine va destituer Pelletier de ses fonctions, ainsi que
dans la maison Boutet comme chef de la «Manufacture de plaques
identiques», un atelier mécanique installé depuis le 23 septembre 1804
dans l’ancien couvent des Dominicains de Liège. Pelletier s'en
remet - chose étrange puisque c'est lui qui a démissionné depuis
plusieurs mois - à Blondel de Latte. Pour le reste,
il ignore les injonctions de Paris et continue son travail à la
Manufacture d'Armes. Coup de semonce
19 août : Laval apprend, non sans malice, que d'après la dernière lettre
de Saint-Julien, le ministre de la Guerre aurait demandé à Gosuin de la
révoquer pour avoir fait des expéditions illégales à d'autres
manufactures. En fait, cette
pratique était assez courante à l'époque : elle consistait, pour les
usines qui ont une production excédentaire, à aider certaines autres à
atteindre leur quota en livrant leur surplus de produits finis. Ils citent des
cas où Liège a fourni des canons à Culembourg, des canons à Mutzig et
des plaques de Charleville ailleurs (1804-1806). Cette fois,
Pelletier est soupçonné d’avoir vendu en cachette 300 fusils et 600
baïonnettes à l’homme d’affaires roannais Tamisier. Il se défend
cependant de cette accusation, affirmant au contraire avoir refusé. Le
gouvernement y voit une atteinte à l’efficacité des arsenaux et cache
trop bien certaines déficiences. Désireux de se
justifier, Pelletier part pour Paris le 2 août 1806 mais le ministère de
la Guerre ne l’écoute pas. En désespoir de
cause, il profite de son séjour dans la capitale pour acheter une part
de la société Boutet Fils & Cie pour 20 000 francs. Il obtient de
nouveaux appuis, espérant devenir son fondé de pouvoir. Il finit par
gagner la confiance de Boutet. Estimant que cela renforce sa position,
il tente alors une réconciliation avec Cornut de la Fontaine mais c’est
un échec. Entre-temps, la
situation de Pelletier s’est dégradée dans le département de l’Ourthe. Le 30 août,
l'inspecteur de l'artillerie dénonçait le ministre de la Guerre pour des
fraudes et malversations commises l'année dernière à la Manufacture de
Liège. Boutet était
désigné comme le principal instigateur de ces malversations avec la
complicité de Gosuin qui avait sous-loué subrepticement la société pour
lui permettre d'exonérer les produits liégeois à son avantage et au
détriment de ses actionnaires et de l'État. L'inspecteur
proposa donc de céder la société liégeoise à Auguste-Henri Cornut de la
Fontaine pour six ans sous caution de son père-actionnaire hostile
Pelletier. Le 18 septembre,
le ministre accepta. Cornut de la
Fontaine dirigerait désormais Liège jusqu'à la chute de Napoléon. A la même
époque, l'inspecteur de la Manufacture d'armes de Liège (banc
d'épreuves) était déclaré en faillite…… Entre-temps, un
fait divers vient aggraver l'antagonisme et montrer combien les passions
s'exacerbent. En l'absence de Pelletier qui est toujours à Paris, le
comptable-Laval rend visite à sa femme au bureau administratif du
premier étage de l'usine du quai Saint-Léonard. Il l'expulse avec les
enfants au motif que son mari n'y a plus sa place. A la suite de
cette manœuvre, le 16 septembre, Nicolas Hyacinthe Casteigne, commis
principal à la salle d'épreuves et un autre employé, Louis René Pieul,
se rendent chez la femme de Pelletier et somment Laval de venir lui
expliquer les raisons de sa conduite à son égard. Laval s'exécute
en montrant une lettre de Cornut de la Fontaine lui ordonnant de le
faire. Le ton monte et
on recourt aux insultes et à la violence presque physique, car Laval
menace l'un des hommes de «le jeter par la fenêtre». Le comptable
appelle finalement la garde mais les militaires, probablement de service
à l'usine, s'abstiennent d'intervenir dans la querelle privée. Finalement le
commissaire de district la rassure et lui accorde huit jours pour
prendre une décision. Informé de
l'incident, Pelletier rentre à Liège le 24 septembre et l'autorisation
accordée par ses associés reste en vigueur et ils continuent à résider
dans la fabrique. Il apprendra que
trois jours auparavant, Pieul et Laval s'étaient à nouveau affrontés -
mais cette fois à coups de canne - alors qu'ils passaient leur dimanche
à la taverne Sans-souci. Les illusions de
Guillaume Pelletier furent brisées lorsque, le lendemain de son retour,
il reçut la nouvelle que la société Boutet, fils et Cie avait été
dissoute le 15 septembre et que Cornut avait nommé son fils, encore
mineur, commerçant de la Manufacture impériale d'armes de Liège. C'était la suite
logique d'un complot ourdi à Paris et de la décision recommandée par
l'inspecteur de l'artillerie puis ratifiée par le ministre de la Guerre. Le 14 octobre
1806, le conseiller d'Etat chargé du premier arrondissement donne
l'ordre au préfet de l'Ourthe d'arrêter Pelletier. Les motifs
invoqués sont graves : détournement de fonds au détriment du
gouvernement, calomnie contre les officiers et employés de la fabrique,
tentative d'assassinat sur Laval par Pieul et Casteigne. Trois jours plus
tard, le préfet incarcère au secret les trois suspects. Ils sont soumis
à un interrogatoire d'où il ressort que les accusations contre Pelletier
perdent en gravité et gagnent en précision. Enfin, deux
griefs pèsent contre lui : il doit de l’argent aux ouvriers de la
Manufacture, il a fait travailler pour Boutet sans les payer et il se
livre à un braconnage d’artisans toujours au profit du même
bénéficiaire. Des circonstances aggravantes qui ne laissent aucun doute
sur la machination du «Directeur Artistique» de Versailles. Au moment de son
arrestation, Pelletier est trouvé porteur d’une lettre de Boutet, datée
du 23 septembre, le suppliant de recruter le plus d’ouvriers liégeois
possible pour son atelier. Les dettes de
l’accusé, soigneusement calculées par Laval, s’élèvent à 5.633,30 francs
dont 4.144,80 francs au détriment de la Manufacture. Elles sont
apurées par la saisie de l’acte/action que Pelletier avait acheté dans
l’ancienne société. Curieusement, il
n’y a pas eu de procès et les accusés sont libérés et déportés début
novembre 1806. Pelletier tente
de se disculper en adressant une longue plaidoirie au préfet mais rien
n’y fait. Il quitte Liège le lendemain pour se rendre à Paris. On ne le note
dans le département de l’Ourthe que l’année suivante, mais lorsqu’il
réapparaît à Liège en juin 1808, il est porteur d’un congé de 40 jours
accordé par Boutet qui est alors employé à la Manufacture de Versailles. Il est également
accompagné de Pieul, son ancien adjoint. Les deux hommes font à nouveau
l’objet d’un mandat d’arrêt car ils ont tenté de débaucher des ouvriers
de la Fabrique d’Armes de Liège afin de les inciter à les suivre à Essen
et cela entraînera la faillite de cette dernière en 1811. Leur mission
illicite aura d’ailleurs un certain succès puisqu’en 1809, les 150
ouvriers de la fabrique sont majoritairement liégeois rhénans. Le cas de
Pelletier est certes sombre. Les connaissances que nous avons pour
l’instant reposent sur une quarantaine de documents aux partis pris
souvent suspects mais dont les lacunes nous poussent à lire entre les
lignes pour percer des intentions cachées. L'intégrité
d'aucun des protagonistes n'est-elle indemne ? Le double jeu de
Pelletier ne paraît pas suspect en soi : placé à la tête de l'usine de
Liège, il remplit certes sa tâche mais se consacre à des activités
parallèles dans une région où la main d'œuvre est nombreuse et le
monopole gouvernemental impopulaire. Le but de Cornut
de la Fontaine, pour être moins ambigu, n'en est pas moins honteux :
s'approprier l'entreprise à son seul avantage. Les intentions
de Nicolas Noël Boutet apparaissent plus claires : il cherche à tirer
profit de l’armurerie liégeoise au détriment des institutions légales
qui encadrent cette industrie. La complicité de
Gosuin est évidente et on peut se demander dans quelle mesure il n’était
pas au courant des projets du maître arquebusier de Versailles lorsqu’il
conclut avec le contrat secret lui faisant abandonner la manufacture
liégeoise (ou lui laissant la manufacture abandonnée ??). Et pourtant, cet
arrangement était-il si confidentiel ? Boutet tente de
justifier ces associations suspectes en plaidant un accord tacite du
ministre de la Guerre. Sans appui
officiel, faudrait-il aussi imprimer un papier à en-tête portant la
mention : « Empire français – Guerre – Manufacture impériale d’armes de
guerre liégeoises. Boutet et fils et compagnie » même si le contrat
légal de Gosuin n’avait pas pris fin ? Il est vrai que
Gosuin et Boutet bénéficiaient de la faveur du régime et qu’ils n’ont
jamais semblé menacer de sanctions ?? lors de l’instruction de l’affaire
Pelletier. Même cela ??
gardé secret avec ses prétendus complices afin qu'aucune déclaration ne
devienne publique, finit par être diffusé comme si on n'avait pas voulu
faire la lumière sur les faits et gestes des deux dernières années. La saisie de
l'action de Pelletier ressemble fortement à une transaction comme si on
avait cherché à destituer l'intéressé pour le réduire au silence ?? Mais c'est là
une supposition. Sans doute Nicolas Noël Boutet, artiste de génie qui
avait tant de talent pour sculpter et incruster le bois, ciseler et
polir le fer ou fondre l'or et l'argent, avait aussi le don de
réconcilier les hommes.
Cl. Gaier
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